Quand ça décape (un peu trop !)

Il y a quelques temps, je me suis vue confier la délicate mission de fouiller l’élégant sujet du lessivage chimique des chaudières . Non pas, la chaudière domestique qui trône dans mon garage et permet de chauffer ma maison, mais l’une des grosses chaudières industrielles qui fabrique de la vapeur pour produire une partie de l’électricité du réseau français.
Bref, imaginez la bête pour une puissance de 600 MW, ce n’est pas rien ! Tout un enchevêtrement de tubes de métal (acier au carbone pour la plupart) qui constituent des échangeurs de chaleur, placés dans une énorme enceinte où il fait très chaud… pour les détails de ce procédé, et des températures, pressions mises en jeu, on en reparlera.

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Tubes des échangeurs dans une chaudière

Au fur et à mesure que la chaudière est exploitée, la partie interne des tubes se salit (malgré un traitement d’eau des plus efficaces), s’oxyde en surface (et tant mieux, car cela bloque la corrosion en profondeur). Mais l’oxydation de surface (généralement une couche de magnétite*, un oxyde de fer) n’est pas uniforme : fine en certains endroits, plus épaisse à d’autres et parfois s’arrache… Il peut aussi ponctuellement se produire une contamination de l’eau (fuites via un autre circuit), qui provoquent des dépôts qui « cuisent » sous l’effet de la chaleur (croûte adhérente assurée).

Tout dépend du type de traitement d’eau adopté pour la chaudière. Dans la plupart des cas, il s’agit de magnétite mais il peut arriver, sous certaines conditions, qu’un autre oxyde se forme, aux propriétés différentes.

Bref, si on y regarde de plus près, c’est un peu la surface de la lune qui apparaît sur ces tubes…

depot_tube

La première conséquence de ce dépôt interne est une augmentation de la perte de charge (la résistance à l’écoulement en quelque sorte)… Grosso modo, plus il y a de dépôt à l’intérieur, plus il faut pousser : plus on consomme de l’énergie fort précieuse (qui peut aller jusqu’à 15 % pour 2.5 mm de dépôt interne)

Parfois, quand le traitement d’eau est parti à la dérive, on peut arriver à une couche de dépôt très épaisse et des bouchages extrêmement importants.

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Entartrage particulièrement important de deux tubes

L’autre conséquence de ces dépôts internes, est un effet isolant, comme un bouclier thermique ce qui joue sur les deux tableaux :
– le fluide interne ne reçoit pas la chaleur suffisante pour atteindre les caractéristiques requises,
– le métal du tube subit des dommages thermiques qui peuvent conduire au fluage, la fissuration et la crevaison du tube !

Avant d’en arriver à de pareilles extrémités, il faut surveiller (les indicateurs d’entartrage de l’eau, la perte de charge… ). Mais quoiqu’il en soit, un jour, patatras, le lessivage s’impose pour remettre les tubes en état et repartir de plus belle pour une nouvelle décennie d’exploitation.

Le lessivage

Alors, comment fait-on ? Difficile d’être efficace rapidement… difficile de démonter pour aller récurer mécaniquement… l’idée est donc d’attaquer chimiquement, la surface interne du tube en métal. la question qui se pose alors, naturellement est : « que choisir ? ».
Différentes solutions sont possibles mais dans le cas des chaudières, on va se tourner assez souvent vers les acides qui auront pour effet d’éliminer tous les dépôts ioniques, inorganiques (carbonates, silicates pour les plus difficiles à déloger)… C’est le même principe que le détartrage de la cafetière avec du vinaigre (acide acétique).

Quel acide utiliser ?
Cela dépend de plusieurs paramètres :
– le type de dépôt (nature chimique, propriétés physiques),
– la métallurgie du tube (le chrome présent dans l’acier INOX peut être attaqué par certains acides),
– de la turbulence (liée à la présence de coudes dans le tube par exemple)

C’est l’acide fluorhydrique qui répond le mieux à l’appel pour les dépôts très adhérents, tels que ceux à base de silice (silice amorphe ou silicates : on parle de tartre siliceux). Leur formation est un processus complexe.

Les acides, faibles ou forts ?
Nous l’avions expliqué dans un très ancien article (ici), un acide est un composé qui libère un atome d’hydrogène, lorsqu’on le met dans l’eau. La liaison qui reliait cet atome d’hydrogène au reste de la molécule, est rompue mais pas équitablement puisque cet atome H part en laissant son électron à son ancien compagnon. Il se retrouve donc avec un déficit d’électron, et donc se réduit à un proton (cation noté H+). Très vite attiré par une molécule d’eau, on se retrouve donc avec l’ion H3O+ (marqueur de l’acidité de la solution)

acide_def

La coupure de la liaison, lors de la mise en solution d’un acide « organique » ici, le vinaigre.

La facilité avec laquelle la liaison va se casser va déterminer la force de l’acide.
Si la liaison n’est pas très solide, les atomes d’hydrogène seront libérés facilement et totalement, une fois en solution, et l’acide sera dit « fort ».
Au contraire, si peu de liaisons se coupent, en raison d’une liaison intense et forte, l’acide sera dit « faible ». Tout cela va dépendre de la nature de l’atome ou du groupe d’atomes qui sera lié à l’hydrogène mobile.

Une bonne partie des acides sont des molécules simples, avec un seul atome associé à l’hydrogène mobile. Ce sont tous les composés qui s’écrivent A-H où A est un atome de la colonne des halogènes : soit HCl (acide chlorhydrique), HBr (acide bromique) et HF (acide fluorhydrique).
La caractéristique principale des halogènes est qu’il sont très électro-négatifs : très gourmands, ils ont tendance à attirer fortement à eux les électrons. De ce fait, la liaison avec l’hydrogène (plutôt faiblard dans l’affaire) est assez dissymétrique (on parle de liaison polaire) et l‘énergie de liaison est faible : bref, les acides de la forme A-H avec A, atome d’un halogène sont généralement des acides FORTS ! Citons l’acide chlorhydrique ou  bromique… Tous forts, à une exception près : l’acide fluorhydrique ; c’est pourtant le plus apte à attaquer les tartres siliceux et le verre !

Pourquoi la faible acidité de l’acide fluorhydrique ?
Le fluor est très électronégatif, un peu plus que ses alter ego  de la même colonne de la classification des éléments (chlore, brome, iode). En toute logique, la liaison devrait donc être facilement rompue au profit d’anions fluorures F-.

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Mais c’est sans compter sur l’effet taille de l’atome. Le fluor est beaucoup plus petit que ses petits copains halogènes (0.05 nm contre 0.102 nm pour l’atome de Chlore).
Un atome plus petit, conduira à une liaison plus courte, donc plus stable et difficile à casser… Cet effet l’emporte sur l’électronégativité plus grande du fluor : voilà l’une des raisons pour laquelle l’acide fluorhydrique est un acide faible.

La deuxième explication vient du fait que les molécules H-F sont assez fortement liées entre elles par des liaisons hydrogène (celles-ci n’existent pas dans le cas des autres acides halogénés). Cette « polymérisation » rajoute de la difficulté à l’ionisation de la molécule.

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Enfin, une autre raison est liée au fait que, F- libéré s’entoure rapidement de molécules d’eau, les force « à se ranger » ce qui diminue l’entropie du système… ce qui n’est pas thermodynamiquement encouragé (en vertu du 2e principe). L’ionisation ne sera donc que limitée.

Il faut donc se méfier de l’indication donnée par le pH d’une solution de HF. A elle seule, elle ne rendra pas forcément compte de l’agressivité du produit.

Pourquoi l’acide fluorhydrique, acide faible attaque-t-il le verre ?
Il paraît « incompatible » à priori, qu’un acide faible soit finalement le plus efficace pour nettoyer une surface couverte d’un tartre très adhérent. Et pourtant, l’acide fluorhydrique attaque la silice contenue dans la grande majorité des verres et les céramiques (des alumino-silicates) : il faut par conséquent le stocker dans d’autres types de contenants (tel que le Téflon : un fluorocarbone). Ce type de réactions est d’ailleurs utilisée pour les travaux de gravure et polissage du verre et du cristal ainsi que pour la production de plaques de silicium des circuits intégrés.

En réalité, plusieurs études ont montré que H+ et F- pris indépendamment l’un de l’autre, n’attaquaient pas le silicium. Ces études ont mis en évidence un mécanisme où c’est la molécule H-F qui agissait par adsorption à la surface du dépôt : mettant en jeu des liaisons O-H et des liaisons Si-F.

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Quand çà décape un peu trop
L’acide fluorhydrique attaque et brûle aussi la peau humaine : les ions fluorures pénètrent en profondeur dans les tissus et prennent rapidement en otage le calcium et magnésium présent dans les cellules. Une exposition d’une vingtaine de secondes à une solution de HF à 70 % provoque très rapidement (en quelques minutes) des lésions jusqu’au derme profond.

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Bref, pas très sympathique ce produit, malgré son côté « faible ». La manipulation requiert les précautions draconienne d’usage (travail en vase clos, lunettes étanches, gants en néoprène)…

De plus en plus de chaudières industrielles, se tournent vers l’acide citrique (celui qu’on trouve dans le citron)…un acide organique, faible lui aussi, mais beaucoup plus facile d’utilisation… Quant à son efficacité sur les dépôts siliceux, on n’a jamais vu de citronnade dissoudre spontanément le verre qui la contient … On ne peut pas gagner sur tous les tableaux !
La politique de lessivage s’oriente donc vers un mélange d’acides (HF avec d’autres acides). L’intérêt d’une telle pratique est que l’ajout d’acidité par une autre source que H-F permet de booster la dissolution des silicates, par effet catalytique. HF sera donc ajouté en plus faible quantité que s’il était seul et ce pour un meilleur résultat (en terme de vitesses de réaction, et de contraintes au niveau des rejets).

Références
Knotter M.,  » Etching Mechanism of Vitreous Silicon Dioxide in HF-Based Solutions », Journal of American Chemical Society, Vol 122 [18), pp 3454-4351, 2000
Demadis K., et al., « Green additives to enhance silica dissolution during water tratment », Environmental Chemistry Letter, Vol 3, pp 127-131, 2005
Kline W.E., Fogler H.S., « Dissolution Kinetics : catalysis by strong Acids », Journal of Colloïd and Interface Science, Vol 82 (1), 1981

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