Nature pernicieuse ou chimie chez Agatha Christie

Mon collègue cafetier du blog « Sweet Random Science » a publié récemment un article sur les noyaux des fruits tropicaux qu’il aimait à récupérer et à faire pousser. Suivez plutôt cet exemple, car il semblerait que dans certaines conditions il pourrait vous en coûter beaucoup, si vous aviez l’intention de les croquer, ou d’en faire une décoction?
En effet, certains fruits ou noyaux (amandes amères ou noyaux d’abricots, de cerises ou même des pépins de pomme)  sont de véritables poisons. Certains auteurs  de romans policiers ont d’ailleurs utilisé cet artifice dans leurs histoires pour faire  disparaître le personnage encombrant !
D’autres sons de cloches vous diront au contraire que l’amygdaline (ou comme l’ont baptisée certains, la vitamine B17) est un traitement anti-cancéreux.
Tâchons d’y voir plus clair.

Amande amère : cadeau empoisonné.

Amande amère : cadeau empoisonné. Lien ICI

Quel substance-poison contiennent les amandes amères ?
Tout comme les pépins de pomme, ou noyaux d’abricots, les amandes amères contiennent un glycoside, qui porte le nom d’amygdaline (du grec « amande ») car cette molécule a été découverte pour la 1e fois en 1830 dans des amandes amères.

D’abord un glycoside c’est quoi ? (on parle aussi d’hétéroside).  Le radical « ose » nous indique que c’est un sucre (voir ici pour plus d’infos) : celui-ci se trouve en association avec une autre molécule bien différente .
Ex d’hétéroside du glucose, la salicyline (molécule proche de l’aspirine dans la nature et le mode d’action)

salicyline

Molécule de salicyline (glucoside)                                                                partie gauche : le sucre simple cyclique -glucose- ,                        partie droite : noyau aromatique.                                             EN rouge l’Oxygène – en noir le carbone

Qu’est-ce que l‘amygdaline ? C’est un hétéroside cyanogène présent dans de nombreuses espèces végétales. Cyanogène, signifie que la molécule produit par hydrolyse  (lorsqu’elle se coupe) le sucre qui la compose, mais aussi de l’acide cyanhydrique (base cyanure) et le benzaldéhyde (issu du noyau aromatique).

Amygdaline : disaccharide à gauche _ Noyau aromatique et liaison CN (en bleu)

Amygdaline : Partie de gauche : disaccharide                                         Partie de droite : Noyau aromatique et liaison CN (en bleu)

Vous l’aurez compris, c’est la libération de cyanures soit l’anion CN- soit l’acide HCN qui constitue la source de poison. Que ce soit la forme acide ou les sels de l’anion CN (cyanure de potassium par exemple), la toxicité est très élevée.
Des études épidémiologiques rapportent bel et bien des cas d’empoisonnement au cyanure après ingestion d’amygdaline via des noyaux d’abricots [2].

D’ailleurs  dans les romans d’Agatha Christie , l’empoisonnement au cyanure se signe à la légère odeur d’amande amère qu’Hercule Poirot ne manque pas de remarquer !

Une histoire de dose
Evidemment, rien n’interdit de consommer des amandes amères (ou d’avaler malencontreusement comme cela arrive parfois un noyau de cerise !). Seulement il faut agir avec modération ! En effet, une concentration de 400 mg d’amygdaline par kg (masse corporelle) est la dose requise pour un empoisonnement mortel ;  ce qui chez un adulte de 70 Kg correspond à environ 50 amandes amères ou noyaux d’abricots  consommés coup sur coup.

Par contre, si votre consommation de ces 50 noyaux s’égrène tout au long d’une journée,  pas de panique : il n’y a pas de risque d’empoisonnement car l’organisme parvient à éliminer progressivement l’acide cyanhydrique.

NB : pour un enfant de 30 kilos, 25 amendes amères suffisent et pour un chat ou un chien, 5 suffisent !

Mode d’action du tueur
L’amygdaline devient donc dangereuse dès lors qu’elle peut être coupée, laissant apparaître le benzaldéhyde et le cyanure.  Or les organismes supérieurs possèdent des enzymes permettant d’hydrolyser les sucres et hétérosides : les glucosidases. Celles-ci sont présentes dans les intestins et la salive.
Une fois libéré, que fait le cyanure ? La liaison carbone-azote  est une liaison très forte (car liaison triple) mais ce groupe CN a également une forte tendance à s’associer avec des ions métalliques comme le Fer ou le cobalt (on dit qu’ils forment des complexes).
BRef, une fois dans le corps, l’ion cyanure libre diffuse dans  le sang vers les tissus et va chercher à se fixer rapidement sur tout ce qui contient du fer… en particulier l’hémoglobine ce qui va bloquer la respiration cellulaire des tissus.

Le cyanure d’hydrogène (HCN) a lui aussi son mode d’action, conduisant également à un déficit respiratoire. En effet, HCN inhibe l’action d’une enzyme intervenant dans la chaîne respiratoire.

Par contre, si la concentration sanguine du radical CN- n’est pas suffisante pour causer la mort, le CN- est progressivement libéré de sa combinaison avec l’ion ferrique et est transformé en ion thiocyanate (SCN-) non toxique et excrété via les reins.

Intérêt dans la nature
Le cyanure étant toxique, leur présence dans nombre de végétaux leur permet de se défendre contre les herbivores, car oui, les végétaux adoptent toute une palanquée de moyens d’action pour survivre (voir l’article de Boris sur l’intelligence des plantes ). D’autres exemples de poisons chez les végétaux ici.
Il en est de même pour les milles pattes, chenilles ou les papillons qui libèrent le cyanure en cas d’attaque !

Source ICI http://blogs.discovermagazine.com/notrocketscience/2011/04/12/moth-and-plant-hit-on-the-same-ways-of-making-cyanide/#.UWvHaaLwmZ4

Plantes et chenilles libèrent du cyanure pour se protéger des proies. Source ICI

Conditions d’innocuité
Par contre, certaines associations du cyanure avec un autre élément le rendent inoffensif. Comme on l’a vu, le cyanure s’associe facilement avec le fer. Donc les ferrocyanures ingérés sont sans danger, ils constituent d’ailleurs des additifs alimentaires (série des E538-535-536)

En résumé, comme toujours pour les poisons, tout est question de dose et d’association !

Amygdaline : traitement anti-cancéreux ?
La molécule est utilisée dans le traitement du cancer en Russie en 1845 et en 1920 aux Etats-Unis. Pourquoi ? Comment agirait la molécule, dont on vient de montrer son effet délétère à partir d’une certaine dose ?
A la base de cette « théorie », se trouvent une étude épidémiologique et une hypothèse. En effet, une  tribu Himalayenne (les « Hunza ») consommant énormémént de fruits secs, amandes, millet (grande richesse en amygdaline) possède une longévité exceptionnelle  et ne connaît aucune forme de cancer (quelques infos ICI, malheureusement je n’ai pas trouvé les références de l’étude épidémiologique).
Les arguments en faveur de l’activité anti-cancéreuse de l’amygdaline (aussi appelée laetrile, dans sa forme synthétique, ou vitamine B17) reposent sur l’hypothèse que les cellules cancéreuses possèdent une concentration en enzymes glucosidases beaucoup plus élevée que les cellules saines. Un postulat a également annoncé que les cellules normales transforment le cyanure en thiocyanate (non toxique). Bref, les cellules anormales seraient donc plus efficaces à produire du cyanure, à partir de l’amygdaline ingérée, ce qui provoquerait leur mort certaine par hypoxie.

De nombreuses études (laboratoire, animales et pré-cliniques) ont été publiées sur le sujet visant à prouver la validité de la théorie anti-cancéreuse. Mais force est de constater que l’efficacité n’a pas pu être démontrée. Une revue bibliographique disponible ICI

Le manque d’efficacité constatée par des études sérieuses et fiables et le risque d’effets secondaires dus à un empoisonnement au cyanure ont conduit la Food and Drug Administration (FDA) aux Etats-Unis et la Commission européenne à interdire son utilisation

POur en savoir plus

http://en.wikipedia.org/wiki/Amygdalin

http://fr.wikipedia.org/wiki/Cyanure

http://www.hc-sc.gc.ca/fn-an/pubs/securit/2009-apricots-abricots/index-fra.php

Fiche INERIS du Cyanure : www.ineris.fr/substances/fr/substance/getDocument/3063

http://www.mskcc.org/cancer-care/herb/amygdalin

http://undergroundhealthreporter.com/hunza-diet-health-weight-loss#axzz2QbMgQpTd

[2] Lasch, E.E. et El Shawa, R. Multiple cases of cyanide poisoning by apricot kernels in children from Gaza . Pediatrics, 68(1): 5 (1981)

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