Gonfler ses pneus à l’azote, pour quoi faire ?

Il y a quelques semaines, ma voiture a eu besoin de nouveaux pneus … les quatre d’un coup à changer !
Le « spécialiste » des pneus (le « maître européen ») m’indique qu’il serait sage de les faire gonfler à l’azote ! Je reste dubitative et lui demande quelques informations supplémentaires sur ce qui pouvait bien justifier ce changement de pratique ! Il me répond que cela ne présente QUE des avantages (ah bon, et le prix alors, car il faut bien séparer l’azote de l’air ?) notamment que les pneus se dégonflaient beaucoup moins vite, que leur vieillissement était ralenti et qu’ils étaient plus sûrs.

Bon dans l’air, on n’est pas loin des 80 % d’azote et les molécules de dioxygène (O) et de diazote (N) sont très proches :
– les éléments chimiques azote et oxygène ne diffèrent que d’un électron : 8 pour l’oxygène et 7 pour l’azote),
– la masse molaire de l’air est de 29 g et 28 g pour l’azote moléculaire.

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Je ne lui ai pas parlé de la liaison triple de l’azote plus courte que la liaison double de l’oxygène ce qui de ce fait, nous donnerait à priori une molécule plus ramassée dans le cas de l’azote. Mais ça, il fallait le vérifier !
Bref, remplacer les 20 % d’O par N (sous réserve que ce dernier soit pur !) me semblait être d’un intérêt bien plus limité que les arguments qui m’étaient avancés. Et là le vendeur insiste : « si, si ! vous verrez avec l’expérience… vos pneus se dégonfleront beaucoup moins vite ! ». Soit, je me laisse « tenter par la dite expérience », me jurant de rechercher des informations un peu plus fiables sur le sujet.
Voici le fruit de mes investigations.

pneu

Les différences de liaisons entre les molécules d’azote et d’oxygène

Possibilité de squeezer la partie purement « chimie » qui parle (en version allégée) des orbitales atomiques et moléculaires.

Les molécules d’azote et d’oxygène sont toutes les deux constituées de deux atomes identiques. De plus, les deux éléments organisent leurs électrons en deux couches (même ligne de la classification). Les couches ne sont pas exactement des orbites bien définies sur lesquelles se déplacent les électrons : on parle plutôt d’orbitales, des zones à 3 dimensions dans lesquelles un électron (voire deux au maximum) a une grande probabilité de se trouver et de se déplacer.
Les premiers types d’orbitales qu’on rencontre en partant de la zone la plus au cœur d’un l’atome sont :
– une orbitale en forme de sphère (appelée 1s) tout proche du noyau où s’agitent deux électrons
– celles de la 2e couche plus éloignées du noyau (énergie plus élevée) sous la forme
* d’une sphère là encore (appelée 2s)
* de deux lobes selon un même axe (3 axes possibles, appelés px, py et pz selon les 3 dimensions de l’espace). Les orbitales p (d’énergie plus élevée que la 2s) peuvent donc abriter jusqu’à 6 électrons.

Pour les éléments tels que oxygène et azote, on s’arrête là.

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Les différents types d’orbitales : zones de probabilité de présence d’un ou deux électrons

C’est cette dernière couche qui va permettre de lier les atomes et qui nous intéresse donc ici.

Lorsque un atome se rapproche d’un autre, les orbitales vont se chevaucher, interférer, se mélanger (en s’additionnant ou se soustrayant*) et l’optimum conduira à la meilleure « liaison » chimique possible, celle qui assure la plus basse énergie.
Or c’est cette recherche de compromis, avec un électron de différence entre O et N, qui permet d’expliquer la répartition spécifique des électrons et la création d’une liaison propre à chaque molécule.

* Lorsque les électrons issus de chaque atome ne sont pas en phase, les orbitales se soustraient : les électrons ne s’associent pas entre les noyaux des atomes ; il s’agit d’orbitales anti-liantes d’énergie plus élevée que celle dans les atomes de départ.

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Dans le cas de la molécule d’azote, avec 5 électrons de valence au niveau de la deuxième couche, on aura alors par deux fois, un recouvrement latéral des orbitales parallèles p de chaque atome (on appelle cela des liaisons π) et un recouvrement face à face des orbitales p coaxiales (appelée liaison σ) ce qui engage 3* électrons de chaque atome soit au total 6 électrons au niveau de la liaison azote-azote.

* Si on compte bien, il en manque deux : ces deux électrons-là restent plutôt à proximité de chaque atome d’origine et ne s’engagent pas dans la liaison : ce sont des électrons non appariés.

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Les orbitales parallèles p se rapprochent, fusionnent pour donner un recouvrement « latéral » : c’est une liaison  π

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Liaison σ (coaxiale) entre deux atomes : localisation de la densité électronique. Les orbitales sont ici constructives ou « liantes »

La différence entre ces deux types de liaison, est que dans une liaison π l’espace où peuvent se débattre les électrons est plus large que dans une liaison sigma co-axiale plus confinée, entre les deux atomes.

Bref on récapitule, pour la molécule de diazote, le recouvrement des orbitales au sein de la liaison donne une triple liaison (2 liaisons π et une liaison σ): c’est une des liaisons chimiques les plus fortes, donc des plus difficiles à casser ce qui implique une très faible réactivité (ou alors il faut employer des moyens assez puissants, tels qu’une température très élevée).
Si on veut y mettre des chiffres, citons la longueur de la liaison N ≡ N de 0,1098 nm et une énergie de liaison de 945 kJ/mol .

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Molécule d’Azote : deux liaisons Pi et une liaison sigma relient les deux atomes

Dans le cas de la molécule de dioxygène, avec 6 électrons de valence par atome au niveau de la deuxième couche, il y a alors deux électrons supplémentaires à placer par rapport à la molécule d’azote. Le compromis conduit alors :
– à deux recouvrements latéraux des orbitales parallèles p de chaque atome (donc 2 liaisons π),
– à un recouvrement axial des orbitales p coaxiales (liaison σ) (jusqu’ici c’est identique à N2),
– pour les deux 2 électrons supplémentaires, à occuper des niveaux d’énergie supérieure ; cela correspond à deux orbitales anti-liantes occupées chacune par un seul électron (des électrons non appariés)

C’est donc une liaison double O=O de longueur  0.121 nm, d’énergie de liaison 498 kJ/mol qui se met en place. Les électrons non appariés de l’orbitale anti-liante cherchent cependant coûte que coûte à combler leur célibat. La conséquence principale est que le dioxygène est très réactif (c’est un di-radical).

En conclusion : l’oxygène se caractérise par une liaison double plus longue que la liaison triple de l’azote.

Mais la triple liaison forme un nuage électronique plus large et diffus que celui de la double liaison (plus compact). De plus, l’oxygène possédant 8 protons dans son noyau (soit 1 de plus que l’azote) a tendance à attirer à lui les électrons de façon plus accrue.
Et la dimension du nuage définit la forme et la taille d’une molécule.

La nature différente de la liaison de ces deux molécules di-atomiques permet également de comprendre pourquoi la molécule d’oxygène est plus réactive (d’ailleurs considérée comme un di-radical).

Ceci étant dit, ces considérations qualitatives permettent-elles de rendre compte d’une éventuelle différence entre un pneu gonflé à l’azote et un pneu gonflé à l’air et de confirmer les arguments commerciaux ?
Les travaux du NHTSA (National Highway Traffic Safety Administration) nous permettent d’avoir une information réellement fouillée, au-delà des affirmations plus ou moins fondées des professionnels du pneu ou du gonflage.

La différence de taille entre les molécules d’oxygène et d’azote
Toutes les approches permettant de comparer les tailles de ces deux molécules confirment la description théorique : le dioxygène est légèrement plus petit que l’azote. Mais la différence est faible, de l’ordre de 0.3 Å (3.10-11 m) ; cela suffit-il pour que l’oxygène traverse plus facilement la membrane caoutchouteuse ? Ce n’est pas le seul paramètre impliqué dans le processus de perméation.

Passage des molécules de gaz à travers le polymère du pneu : la perméation
O2 traverse plus facilement et plus rapidement le pneu  (un polymère à base de PIB polyisobutylène) essentiellement pour deux raisons :
– sa plus petite taille qui est du même ordre de grandeur que la porosité entre les fibres polymères du pneu*,
– sa plus grande affinité avec le polymère (donc sa solubilité) (voir tableau ICI)

Quantitativement, la perméabilité d’Odans le polymère est de 1.4 10-9 g/m.s ; celle de N est de 3.0 10-10 g/m.s soit environ 4 fois plus faible que pour O2  .

Maintenant, voyons si ces différences sont suffisantes pour corroborer les affirmations des vendeurs dont certains clament que la chute de pression d’un pneu gonflé à l’air est de 3 à 4 fois plus rapide qu’avec l’azote (peut-être s’appuient-ils uniquement sur les différences de perméabilité oxygène/azote).

Il faut se souvenir que la perméation n’est pas fonction QUE du coefficient de perméabilité des gaz à travers le solide, mais également de la pression partielle de ce gaz à l’intérieur du pneu.

En effet, s’il est vrai qu’à même pression, l’azote traverse 4 fois moins bien que l’oxygène, il faut cependant préciser que pour le pneu gonflé à l’air, la pression partielle de l’O et N n’est pas la même : elle est quatre fois plus élevée pour l’azote (0.78/0.21). Donc la chute de pression n’est pas ralentie d’un facteur 3 ou 4 : l’effet de la pression partielle ramène le facteur à un peu moins de 2. Le pneu gonflé à l’azote se dégonfle moins de deux fois moins vite. L’expérience en rend d’ailleurs compte [3] [5]
Or un pneu mieux gonflé, vous assure un contact optimum avec le sol avec moins de frottement donc moins de consommation de carburant (toujours bon à prendre) et moins de surchauffe du pneu.
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* la nature du polymère et l’épaisseur du pneu (donc la marque) joue un rôle certain dans l’affaire.

Processus du vieillissement du pneu accéléré par l’oxygène

Une autre affirmation assez souvent entendue, concerne le fait que la présence d’oxygène dans le pneu, beaucoup plus réactif (à cause, comme on l’a vu, des deux électrons non appariés qui ne demandent qu’à s’associer) et qui diffuse plus vite, accentue le vieillissement du pneu. La molécule d’azote étant complètement inerte, les réactions de dégradation par oxydation (côté interne) ne se produisent pas.
Oui mais… une question se pose : un pneu ne s’use-t-il pas, et ne s’oxyde-t-il pas plutôt sur l’extérieur dans un environnement beaucoup plus agressif où chaleur (due aux intenses frottements), oxygène, rayons du soleil, météo, poussières, dépôts de sels se donnent le mot pour modifier les caractéristiques du pneu et sa longévité ?

Une autre question est légitime : si les réactions d’oxydation (internes) n’existent pas lorsque le pneu est gonflé à l’azote, le phénomène de pyrolyse lui n’est pas supprimé. La pyrolyse correspond à un ensemble de modifications chimiques se produisant sous le seul effet de la température (certaines liaisons entre éléments cèdent). Ainsi, sous l’effet de la chaleur, oxygène ou pas, des modifications chimiques et mécaniques irréversibles sont susceptibles de se produire. Ceci peut par exemple se produire lors d’un freinage d’urgence ou de freinages répétés, ou de sous-gonflage ou de vitesse excessive.

Alors comment conclure ?
Des tests ont été menés par le NHTSA [3] [4] sur la durabilité comparée des pneus (toutes marques) gonflés à l’azote, à l’air ou avec un mélange 50/50 O et N2. Le vieillissement artificiel (en 5 semaines à 65 °C via un four) a conduit au résultat suivant : seuls les pneus remplis du mélange à 50 % d’O n’ont pas résisté aux tests de performance.
D’autre part, le NHTSA a réalisé l’analyse physico-chimique de diverses marques de pneus usagés (4 ans d’âge en moyenne) : l’étude des propriétés du caoutchouc interne montrent une dégradation plutôt liée à l’oxygène sous pression et sous contraintes thermiques plutôt que par fatigue mécanique de la structure du pneu
.
Il est également prouvé que l’oxygène se lie au polymère par liaison covalente.

En résumé, oui il est prouvé que l’oxygène interne est bien impliqué dans le processus de vieillissement des pneus. Cependant il manque un peu de données qualitatives sur la différence de longévité entre un pneu gonflé à l’air et un pneu gonflé à l’azote (les résultats probants disponibles concernent surtout un pneu gonflé avec un mélange enrichi à 50 % d’oxygène)

Variation de pression en cours de roulage 

L’air qui sort du compresseur entraîne avec lui son humidité alors condensée par compression. Il est généralement avancé que lorsque le pneu roule, l’échauffement qui en découle, conduit à la vaporisation puis dilatation de la vapeur d’eau qu’il contient et donc une variation de la pression au sein du pneu.
Ce phénomène ne se produirait pas avec un pneu gonflé à l’azote qui ne contient pas de vapeur d’eau.
Encore une fois, est-ce que cet effet est significatif ?
Il semble que non, d’après l’étude menée par Exxon Mobile [5] : à même pression, la différence de température interne entre un pneu gonflé à l’azote et à l’air n’apparaît pas.

Conclusion

Il est donc vérifié que gonfler les pneus d’une voiture à l’azote présente des avantages par rapport au gonflage classique à l’air notamment un meilleur maintien de la pression au sein du pneu au fil du temps. Néanmoins, les propos des professionnels sont quelque peu exagérés : la différence n’est pas aussi marquée qu’ils le disent. Gonfler ses pneus à l’air et assurer une vérification régulière reste la solution la plus économique.
Quant à la longévité, s’il est vrai que l’oxygène interne est bien le facteur prépondérant dans le vieillissement des pneus, les études ont surtout mis en évidence un effet notable lorsque la teneur en O est élevée (autour de 50 %) ce qui est plus du double de celle de l’air.

Références utilisées

1- Molecular Orbitals in Chemical Bonding – Lien

2- Daws. J., « Practical aspects of Nitrogen Tire Inflation », International Tire Exhibition and conference, Cleverland, 2010

3- http://www.n2usa.com/storage/pdfs/NHTSA-2008-0121-00021.1.pdf

4-Evans L., Harris J., « The Effects of Varying the Levels of Nitrogen in the Inflation Gas of Tires on Laboratory Test Performance », NHTSA, DOT HS 811 094, 2009

5- Waddell W.,   » Evalutation of Nitrogen Inflation of Tires », Exxon Mobil Chemical, 2009

 

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