S’inspirer des propriétés morphologiques et mécaniques d’architectures naturelles pour concevoir des matériaux avancés et des structures optimisées est depuis longtemps, la ligne de conduite adoptée par les scientifiques et ingénieurs. Les regards se sont tournés vers un très vieil insecte volant, présent au niveau des milieux aquatiques et qui déclenche généralement la fascination de tous les amoureux de Nature : la libellule.
Quand on parle de « libellules », il s’agit en fait d’un ensemble d’espèces, les odonates. Leurs caractéristiques physiques principales : deux paires d’ailes membraneuses aux belles dimensions et deux gros yeux globuleux aux multiples facettes. Elles ont un comportement en vol particulièrement exemplaire : dotées d’une formidable capacité à se mouvoir dans les airs et capables de prouesses tant au niveau de la vitesse en vol que de l’impressionnante propulsion et la manœuvrabilité. Ces caractéristiques font l’objet de toutes les convoitises. L’idée est bien sûr de concevoir des technologies avancées qui s’appuient sur des principes identiques. Encore une histoire de biomimétisme.
Comprendre le vol des libellules
Avant d’imiter, il faut comprendre. D’où vient cette incroyable performance ? Quel est donc le secret des libellules pour être aussi agiles pour le vol, alors même qu’elles ne possèdent pas de puissants muscles internes pour déformer leurs ailes ?
Un des premiers secrets est que les quatre ailes sont indépendantes les unes des autres.
Mais une autre astuce est leur capacité de déformation.
Des études ont montré que leurs ailes, quoiqu’assez rigides pour résister aux contraintes liées à l’écoulement de l’air, étaient capables de se déformer durant le vol pour optimiser la performance. Comment ? Par le biais d’une protéine, qui ressemble à un caoutchouc très élastique : la résiline. Il s’agit d’une molécule qui peut s’étirer et se contracter très rapidement. Elle est par exemple localisée aux niveaux des nervures de l’aile et assurent cette flexibilité. Les nervures sont ces structures creuses tubulaires qui parcourent l’aile membraneuse et permettant d’apporter de l’oxygène, des grosses molécules, de l’eau, des nutriments.
Les scientifiques ont localisé la protéine « caoutchouteuse » à la connexion des veinules longitudinales et transversales et au niveau des couches des cuticules internes de cet ensemble de vaisseaux.
Ainsi, selon la quantité de résiline présente, les différentes couches ont une composition et une structure différente. Lors du vol, les veinules subissent des déformations élastiques, se courbent, se tordent et flambent ! Comment exactement ?
La résiline peut libérer l’énergie accumulée en une fraction de seconde. D’ailleurs, c’est cette même protéine qu’on retrouve chez la puce ou la punaise et qui leur permet de se catapulter si efficacement !
La résiline est une protéine désordonnée constituée de glycine et de proline, deux acides aminés contribuant largement à l’élasticité de la résiline car la protéine est un hydrogel c’est-à-dire qu’elle se gorge d’eau ce qui favorise la création de liaisons hydrogène. Ces dernières assurent une plus grande mobilité des chaînes les unes par rapport aux autres. Plus la teneur en eau est élevée, plus la protéine sera souple.
Lors d’une contrainte physique (l’appui sur une surface ou l’effet de la circulation d’air lors du vol) certains segments de la protéine se réorganisent et s’agencent en un structure très ordonnée (formation de coudes β en lien avec de nouvelles liaisons hydrogène) : de l’énergie est stockée.
Cette énergie est ensuite libérée lorsque les segments bien rangés reviennent dans leur conformation initiale déstructurée ce qui génère le saut ou le vol chez l’insecte !
C’est la combinaison unique et bien spécifique des acides aminés de la résiline qui permet d’assurer de façon si efficace et précise les cycles de détente et de contraction.
Alors comment s’en inspirer exactement ?
La configuration du réseau veineux de l’aile de la libellule pouvait être calquée pour concevoir des véhicules aéronautiques qui doivent combiner légèreté et résistance. En effet, les contraintes que doivent supporter les ailes des libellules et celles d’un avion sont très similaires : la portance par exemple. En étudiant de près les caractéristiques des ailes des libellules, on comprend avec beaucoup plus de précision les besoins dans la conception des ailes d’avion, là où l’intensité des forces est la plus grande.
Dans le domaine de l’industrie nautique, les ailes de libellule sont également des modèles. L’université de Kiel en Allemagne a montré que les voiliers dont la voile serait calquée sur la structure des ailes de libellules seraient de bien meilleure performance : une meilleure résistance et une plus grande durabilité.
Enfin, les applications pourraient également concerner les sportifs qui rêvent de pratiquer en toute sécurité. Ils pourraient porter des attelles protectrices de leurs articulations lors de pratiques dangereuses sans que leurs mouvements soient entravés. En haltérophilie par exemple, lorsque les poignets doivent subir des charges très élevées, des attelles conçues sur le modèle de l’aile de la libellule intégrant un polymère inspiré de la résiline, permettraient de maintenir le poignet pour éviter les blessures sans empêcher le mouvement. Cela a été testé et approuvé par les scientifiques de l’université de Kiel.
Références:
Donoughe, S. , Crall JC, Merz RA, and Combes SA. Resilin in dragonfly and damselfly wings and its implications for wing flexibility, Journal of Morphology 272(12): 1409-21,(2011)
Appel E. et al., Ultrastructure of dragonfly wing veins: Composite structure of fibrous material supplemented by resilin, Journal of Anatomy 227(4):561-582, (2015)
Qin G. et al., Mechanism of resilin elasticity, Nature Communications volume 3, Article number: 1003 (2012)