On a du mal à imaginer que le réchauffement climatique pourrait affecter les gros mammifères marins tels que les baleines, surtout qu’en général elles migrent. On pense sûrement inconsciemment que les coups de chaud dans l’eau, ce sont les coraux, les algues qui en souffrent sérieusement. Et pourtant, tout n’est pas si simple !
De nombreuses équipes de recherche se penchent évidemment sur la question du dérèglement climatique et son impact sur les cétacés. Grâce à de multiples observations et modélisations, les études parviennent à expliquer les risques pesant sur certaines espèces de baleines et les mécanismes à l’oeuvre.
Les baleines : un rôle clé au sein des mers
Très longtemps chassées par l’Homme en raison des ressources qu’elles peuvent lui fournir (viande, huile, os), les baleines ont vu leurs populations s’effondrer ces derniers siècles. Elles sont désormais protégées car ces gros mammifères rendent de nombreux services.
Les rôles remplis par la baleine tout au long de sa vie (et au-delà) au sein du milieu marin sont assez bien documentés. Ainsi, elles contribuent à enrichir leur environnement et les écosystèmes marins et ce, à plusieurs niveaux.
Par leur trajectoire pour aller chercher de l’oxygène en surface puis leur plongée en profondeur pour se nourrir, les baleines favorisent le brassage vertical des eaux ce qui joue sur la dispersion :
– des nutriments tels que l’azote et le fer : ce phénomène est d’autant plus important dans les zones peu ventées ou des zones à forte stratification,
– des espèces benthiques (celles qui vivent en profondeur) comme certains crustacés, mollusques… C’est un apport très appréciable pour les oiseaux marins par exemple.
Le transfert de nutriments tels que l’azote vers la surface de l’eau est également accentué par les déjections des mammifères, riches en ce macronutriment ainsi qu’en fer. Tout cela est essentiel pour la production primaire : l’élaboration de la matière organique, base de toutes les chaînes alimentaires, est donc favorisée par la présence des baleines !
En cherchant à se nourrir, certaines espèces de baleines créent des colonnes de bulles et des mouvements en spirales qui permettent de concentrer leurs proies. Ce faisant, elles parviennent aussi à remettre en suspension des sédiments et nutriments avec les effets précédemment cités.
Enfin, sur une grande échelle de temps, la migration des baleines qui relie les zones de nourrissage riches en proies (krill/plancton) vers des zones de reproduction plus pauvres permettent aussi le transfert en nutriments : c’est donc aussi une dispersion horizontale.
Ces transferts vont permettre de stimuler le développement de végétaux en surface par le biais de la photosynthèse : on a donc un enrichissement en phytoplancton, le 1er producteur d’oxygène sur Terre et la base des chaînes alimentaires en mer !)
Un rôle clé pour le climat même après leur mort
En favorisant le développement du phytoplancton en surface, les baleines jouent donc sur l’absorption du CO2 de l’atmosphère par les océans.
Comme tout être vivant, constitué de matière organique donc de carbone, les baleines constituent de par leur taille impressionnante, une sorte de stockage de carbone. Après leur mort, leur dépouille se retrouve bien sûr tout au fond des océans ce qui contribue à un apport organique en profondeur. Les tissus riches en lipides sont le festin des nécrophages et la carcasse devient vite un habitat de choix pour les animaux des fonds marins. Mais les scientifiques les considèrent aussi comme une forme de séquestration du carbone au sein des sédiments.
Tout cela serait-il susceptible de basculer en raison du dérèglement du climat ?
L’impact du réchauffement
Dans une publication récente, des chercheurs ont détaillé leurs travaux permettant d’estimer les risques du réchauffement des océans sur des populations de baleines australes. Leur publication rappelle dans un premier temps le rôle clé joué par les baleines au niveau des écosystèmes marins.
Ils se sont intéressés à une espèce particulière vivant dans l’hémisphère sud : la baleine franche australe (Eubalaena australis) qui partage son temps entre sa zone de reproduction (à proximité des côtes d’Amérique du sud et de Nouvelle-Zélande) et sa zone de nourrissage (Antarctique).
Le cercle vicieux lié au krill
Les épisodes météorologiques extrêmes tels que « El Niño », se traduisant par des ouragans et une augmentation de la température de l’eau de surface conduisent à une diminution de l’épaisseur de glace en Antarctique, notamment la partie ouest de la péninsule. Ceci a un impact direct sur la présence du krill, de petits crustacés ressemblant à des crevettes qui devient moins abondant ! Or, c’est la principale source alimentaire des baleines australes.
Les modèles reposant sur les pires scénario du réchauffement estiment que l’abondance du krill pourrait baisser de 95% ce qui ferait peser un fort risque sur la survie des baleines des océans du Sud.
Or le développement du krill dépend aussi fortement de la présence des baleines qui apportent les nutriments nécessaires. Un cercle vicieux qui accentue encore les risques pour les deux espèces.
Ce qu’indiquent les recherches
Différents programmes de recherche se sont mis en place afin d’assurer le suivi « individuel » de plusieurs milliers de baleines dans l’hémisphère sud et en grande majorité celui des femelles.
Il s’avère que le taux de survie des femelles s’effondre suite à la survenue du phénomène « El Niño ». En 1997-1998, l’un des épisodes le plus marqué a été suivi par une disparition de plus de 20 % des femelles vues avant 1997 !
Sur la base d’observations, les scientifiques avancent que ce sont les femelles avec un « petit » qui ont les chances les plus faibles de survie après un épisode « El Niño » ! Ceci s’explique par le fait que celles-ci ont consommé beaucoup d’énergie pour la gestation, l’allaitement et le sevrage du baleineau. Une étude a montré par exemple, que les mamans de cette espèce de baleine perdaient 25 % de leur volume pendant la phase de lactation. Dans ce cas, il semble effectivement compliqué de récupérer lorsque le krill fait défaut.
Les chercheurs ont montré que la chute de la survie des femelles survient uniquement après un fort épisode « El Niño » qui affecte aussi le succès reproductif de l’espèce.
Références :
M. Agrelo, et al. « Ocean warming threatens southern right whale population recovery », SCIENCE ADVANCES, Vol 7, Issue 42, Octobre 2021, DOI: 10.1126/sciadv.abh2823
J. Roman, et al. « Whales as marine ecosystem engineers », Frontiers in ecology and the environment, Vol 12, Issue 7, 2014, https://doi.org/10.1890/130220