Qu’est-ce qu’une centrale nucléaire française ? Visite de Gravelines

La production électronucléaire n’a généralement pas bonne presse (enfin ça dépend où). La technologie fait souvent peur ou a minima elle interroge. A l’heure où les voyants sur le climat sont au rouge et que le réchauffement en lien avec les émissions de CO2 de nos activités sont au cœur des préoccupations, produire de l’électricité décarbonée* peut véritablement faire toute la différence. La France, de ce point de vue, est déjà bien équipée avec ses 58 réacteurs répartis sur 19 sites. Qu’en sera-t-il demain ?
Pour celles et ceux qui s’intéressent à la question, il faut, je pense, commencer par comprendre un peu la technique derrière les réacteurs, les défis qui s’y rapportent et comment ils sont gérés. Alors suivez-moi dans un petit tour d’horizon des unités de production française : cela nous permettra de mieux appréhender leur fonctionnement et de mettre en lumière la physique (un peu de chimie aussi) qui est derrière tout ça.
Bref, voici le premier épisode du dossier pédagogique que je souhaitais réaliser depuis longtemps.

J’ai souhaité commencer par l’une de mes premières visites de site, il y a un peu plus d’un an déjà, à la centrale de Gravelines, située à une petite centaine de kilomètres de chez moi. Il s’agit de l’une des plus grandes d’Europe (la 2e) en terme de puissance installée avec ses 6 réacteurs de 900 MW !

Vue d’ensemble des 6 réacteurs de 900 MW de la centrale de Gravelines. Crédit Photo Laurent Mayeux

*l’électricité d’origine nucléaire est bien considérée comme décarbonée par les experts (notamment le GIEC) , les émissions de CO2 sont de l’ordre de 15g/kWh en incluant tout le cycle de vie de la centrale nucléaire, contre 1000g/kWh pour une centrale thermique au charbon et 45 g/kWh pour le photovoltaïque, en considérant aussi l’ensemble du cycle de vie

Produire un courant électrique à partir de réactions nucléaires
* Le groupe turbo-alternateur

Pour produire un courant électrique puissant, nous l’avions déjà expliqué ICI, il est nécessaire de :
– réunir un gros aimant, une (ou plusieurs) bobines de fil électrique avec plusieurs milliers de spires,
– donner à cet aimant un mouvement très rapide.

Schéma de principe d’un alternateur : un aimant et des bobines

Un alternateur permet de remplir la première condition.
C’est grâce à une turbine, reliée à l’alternateur par son axe de rotation que s’effectue la mise en mouvement de l’aimant de l’alternateurCet axe commun est l’arbre ; on dit que la turbine et l’aimant sont « couplés », et on parle de groupe turbo-alternateur (GTA). 

Groupe turbo-alternateur

Dans le cas d’une centrale nucléaire, c’est une turbine à vapeur : une vapeur haute pression, haute température entraîne la turbine…

Ailettes de turbine à vapeur (Crédit Photo Bruno Conty en salle des machines de Gravelines)

L’énergie présente dans la vapeur au départ (enthalpie liée à ses paramètres de hautes pression et température) est transformée en travail (énergie mécanique liée au mouvement) avec plus ou moins d’efficacité. C’est la détente de la vapeur qui entraîne la rotation de la turbine. En fin de détente, la vapeur a tellement perdu en énergie (perte de pression et de température) qu’une petite fraction s’est condensée d’ailleurs ces gouttelettes sont préjudiciables pour la turbine (on y reviendra plus tard).

* Les réactions nucléaires

Les réactions nucléaires sont des réactions qui se produisent au sein du noyau (constitué par les nucléons) de certains atomes et qui dégagent énormément de chaleur : cette « source chaude » est mise à profit afin d’obtenir, grâce à un circuit d’eau secondaire indépendant, une vapeur à haute pression et haute température.

Les atomes qui sont le siège de réactions nucléaires ont des noyaux instables contenant un grand nombre de protons et de neutrons, qui sont peu liés. Ils se réorganisent donc pour se stabiliser, en émettant des rayonnements et/ou des particules : on dit qu’ils sont radioactifs. Cette radioactivité se mesure en Becquerels, unité notée Bq (1 Bq correspond à une désintégration par seconde) mais ce qui compte surtout c’est l’impact de ces radiations sur les êtres vivants et là on parle en Sievert.
Parmi les atomes instables, il y a l’uranium, qui possède plusieurs isotopes (U235 ou U238 sont les principaux isotopes qui se trouvent dans la nature).
Tant que ces atomes ne sont pas stabilisés, ils restent radioactifs et cela peut prendre de nombreuses années.
L’atome d’uranium 238 (92 protons, 143 neutrons) est celui qu’on trouve le plus abondamment dans la nature (99,27% de l’uranium naturel) mais il n’est pas intéressant dans le cadre des réactions nucléaires au sein de la filière des réacteurs français, bien qu’il joue un rôle dans le réacteur notamment dans la sûreté et le vieillissement du combustible.

L’atome d’uranium 235 (présent à la hauteur de 0,7% dans l’uranium naturel) possède la propriété particulière suivante : lorsqu’il est percuté par un neutron, son noyau l’absorbe et se brise en deux noyaux plus petits ; c’est la fission et elle s’accompagne de la libération d’une grande quantité de chaleur, en grande partie due à l’énergie cinétique cédée par les produits de fission qui ralentissent et sont freinés sur une courte distance.
En se brisant, l’atome libère des neutrons (dit prompt) qui iront à leur tour briser d’autres noyaux, il s’agit donc d’une réaction en chaîne.

Connaître le nombre de neutrons à chaque génération (sachant que certains sont émis avec un certain retard lorsqu’ils sont issus des produits de fission) est important pour que le réacteur apporte la puissance nécessaire mais aussi pour éviter l’emballement.

Principe de la fission

Maîtriser et contrôler parfaitement ce processus de façon à obtenir la chaleur dont on a besoin pour produire de la vapeur tout en évitant l’emballement de la réaction est l’une des clés de la sûreté des installations nucléaires.
Pour cela, on joue sur les caractéristiques du combustible* (suffisamment d’U235 mais pas trop – l’enrichissement est de l’ordre de 3 à 5 %), la présence d’éléments modérateurs qui vont ralentir les neutrons et les rendre plus efficaces (les atomes U235 y sont plus sensibles) ou d’éléments neutrophages pour absorber les neutrons et stopper les réactions quand cela est nécessaire. On y reviendra dans un prochain billet pour parler de la criticité …

Dans la filière REP dont il est question pour tous les réacteurs français, le cœur du réacteur contient le combustible* uranium sous forme d’oxyde (UO2). Celui-ci est conditionné en petites pastilles enfermées dans des gaines métalliques étanches faites d’une alliage de zirconium** et d’autres éléments. L’ensemble forme les crayons de combustible et sont assemblés selon une géométrie bien précise.

*Le terme combustible est le vocabulaire consacré pour parler des assemblages d’uranium au sein du réacteur. Il ne s’agit pourtant pas d’une combustion (qui est une réaction chimique).

** Le zirconium a été choisi pour sa faculté à laisser passer les neutrons issus de la fission.
Un prochain billet parlera de la radioactivité naturelle et du procédé permettant la fabrication du combustible utilisé dans l’industrie électronucléaire à partir d’uranium naturel.

Organisation générale des unités REP

Au début des années 70, suite à la crise pétrole, la France a fait le choix du nucléaire afin de diminuer sa dépendance énergétique. La filière a réellement commencé à prendre son essor vers 1974 avec la construction des premiers réacteurs à eau sous pression (REP) : 16 unités 900 MW (le premier palier) ont vu le jour. Ensuite apparaîtront les nouvelles unités plus puissantes (1300 et 1450 MW). Tout cela constitue la 2e génération.

Alors comment ça marche un REP dans les grandes lignes ?
Si on faisait une carte mentale – c’est tendance – pour se rendre compte de la complexité de la conception et de tout*ce à quoi il faut penser pour l’exploitation et la protection de l’environnement ?

*ne sont présentées ici, que les grandes lignes.


Passons en revue, quelques détails du premier rectangle en haut à gauche.
Trois circuits indépendants et fermés assurent le bon fonctionnement d’une centrale nucléaire REP :

  • le circuit primaire, où de l’eau circule en circuit fermé autour du combustible de façon à extraire l’énergie produite par les réactions nucléaires,
  • le circuit secondaire, indépendant du premier (là où se forme la vapeur véhiculée jusqu’à la turbine) : ainsi la vapeur formée n’est pas en contact avec le cœur et ne contient donc aucune radioactivité.
  • le circuit de refroidissement (permettant la condensation de la vapeur, à une température la plus basse possible, pour une question de rendement).

Le circuit primaire, autour du réacteur

Le circuit Ie contient :

  • le combustible dans le réacteur et la cuve
  • l’eau, fluide caloporteur et modérateur (par son contenu en bore)
  • les pompes primaires qui mettent l’eau en circulation
  • un pressuriseur qui règle la pression à 155 bar
  • les générateurs de vapeur contenant plus de 3000 tubes en U.

Le combustible est placé dans des grands tubes (les crayons) regroupés en assemblages. La géométrie n’est pas le fruit du hasard car il faut respecter une bonne répartition des crayons afin que la circulation d’eau soit optimisée et récupérer toute la chaleur disponible. Cette répartition est assurée par la présence de tubes-guides et des grilles.

Les assemblages contenant l’uranium sont disposés dans la cuve remplie d’eau additionnée d’acide borique (le bore absorbe les neutrons).

Le combustible dans le réacteur. Les 3 barrières pour confiner la radioactivité : – la gaine métallique des pastilles, – le circuit primaire, – l’enceinte en béton

A leur contact, l’eau du circuit primaire maintenue sous une pression de 155 bar s’échauffe à plus de 300°C (tout en restant à l’état liquide*) et circule dans le reste du circuit, grâce à la pompe primaire. Mais l’élévation de température au sein du cœur n’est que de l’ordre de 38°C et ce ΔT est un paramètre bien « pensé » pour éviter des chocs thermiques, préjudiciables pour la cuve et s’assurer de rester suffisamment éloigné de la saturation.

*A 155 bar, la température d’ébullition de l’eau (ou température de saturation) est de 345°C, l’eau du circuit primaire (inférieure à ce seuil) reste donc liquide en tous points du circuit.
La pression de 155 bar est également une valeur bien pensée, un compromis entre une pression suffisamment élevée pour assurer l’état liquide mais pas trop pour limiter les épaisseurs des composants et s’éloigner des conditions critiques (221 bar).

La pression est ajustée à cette valeur grâce au pressuriseur :  une enceinte agissant comme un vase d’expansion, qui contient une certaine quantité d’eau en équilibre avec sa vapeur, à la température de saturation. En jouant sur la température de l’eau (chauffage par des résistances électriques ou grâce une aspersion d’eau froide), la pression qui y est liée est régulée.

L’eau du circuit primaire joue de nombreux rôles :
– un rôle modérateur afin de ralentir les neutrons trop énergétiques et rapides générés par la fission,
– un rôle caloporteur, pour à la fois refroidir le réacteur et récupérer la chaleur,
– un rôle de solvant de l’acide borique*.

*L’ajout d’acide borique rend l’eau acide ce qui doit être compensé par l’ajout d’un autre réactif (basique – la lithine LiOH) afin d’éviter un pH préjudiciable pour la tenue des matériaux.

Par l’intermédiaire des générateurs de vapeur, cette eau transmet sa chaleur à un autre circuit fermé : le circuit secondaire.
Un générateur de vapeur, comme son nom l’indique, est l’échangeur de chaleur permettant de produire la vapeur. L’eau du circuit primaire circule à l’intérieur des tubes en U, et l’eau alimentaire du circuit secondaire circule à l’extérieur dans un espace annulaire entre le faisceau de tubes et la paroi interne du générateur (voir figure).
Afin d’assurer le meilleur échange de chaleur possible entre les deux circuits (nécessitant un coefficient d’échange élevé), le choix s’est porté sur des tubes peu épais (mais suffisamment résistants pour éviter la rupture), nombreux et en matériaux très résistants au fluage et à la corrosion (un alliage à base de nickel (Ni) et de chrome Cr).

NB : Plus de détails sur la circulation, la formation de vapeur, sa séparation avec l’eau bouillante et son séchage  (ainsi que sur le reste des étapes du circuit secondaire) seront donnés dans un prochain billet dédié au circuit secondaire.

Principe du Générateur de Vapeur (côté primaire). Valeurs données à titre indicatif (variable selon le palier de puissance)

Alors dans les grandes lignes, tous les REP sont sur ce modèle. Ce qui différencie les différents paliers (niveaux de puissance), c’est  le nombre de générateurs de vapeur (3 ou 4).

REP avec 3 générateurs de vapeur (configuration de la centrale de Gravelines)

Le Centre Nucléaire de Production Electrique de Gravelines (Nord)

La centrale de Gravelines est située dans le Nord de la France près de Dunkerque au bord de la mer du Nord qui permet d’évacuer la chaleur de condensation (source froide).
C’est la plus grande centrale en France en terme de puissance installée avec 6 unités de 900 MW couplées au réseau entre 1980 et 1984, soit à elle-seule 5.400 MW. C’est la 2e centrale la plus puissance en Europe.

Les 6 unités fonctionnent toutes selon la technique du Réacteur à Eau sous Pression dont les principes ont été présentés en première partie. Mais quelles sont les spécificités ?
Le bâtiment réacteur et le circuit primaire.

L’enceinte de confinement est simple avec un mur en béton d’un mètre d’épaisseur, recouvert intérieurement par une peau d’étanchéité en acier.
Son diamètre intérieur : 37 m
La hauteur intérieure : 55,9 m

La cuve du réacteur est en acier (avec une faible teneur en carbone) faiblement allié (un peu de Cr, Ni, Mn, Mo liste non exhaustive) permettant d’atteindre les caractéristiques requises que sont une haute limite d’élasticité et une grande résistance à la rupture. La cuve est de plus recouverte intérieurement sur toute sa surface, d’un revêtement en acier assurant la protection contre la corrosion.
Son diamètre intérieur : 4 m
La hauteur intérieure : 13,2 m

Le cœur du réacteur est constitué de 157 assemblages de combustibles, avec 264 crayons par assemblage.

L’eau du circuit primaire (à 155 bar) entre dans la cuve à 286 °C et ressort à 323 °C et circule dans 3 boucles liées aux 3 générateurs de vapeur.

Les générateurs de vapeur font 20 m de hauteur et contiennent 3300 tubes ce qui représente une surface d’échange de 4750 m2.

Le circuit secondaire et la salle des machines.
A pleine puissance, chaque générateur de vapeur produit 1800 t/h  de vapeur 
(soit une production de 5400 t/h), à une pression de 58 bar et une température de 273°C ce qui correspond aux conditions de saturation. La vapeur saturée entre donc dans la turbine haute pression et s’y détend (avec chute de la pression et de la température liée au transfert d’énergie) ce qui génère rapidement des gouttelettes d’eau. La part d’humidité augmente au fur et à mesure de la détente.

En sortie de ce premier corps de turbine, il est nécessaire de séparer l’humidité et remonter la température de la vapeur, c’est la raison d’être du sécheur-surchauffeur : un échangeur qui permet à la vapeur d’avoir une température supérieure à la température de saturation et limitera l’apparition de gouttelettes en trop grande quantité, préjudiciable pour la tenue des matériaux dans le corps Moyenne et Basse Pression (MP-BP) de la turbine.

Une deuxième étape de détente se produit dans la turbine MP-BP et la vapeur en sort avec une humidité quand même assez élevée (de l’ordre de 15 %) à une température voisine de 30 °C (sous 40 mbar).

CNPE de Gravelines, salle des machines des turbines 5 et 6 (Alternateur – Turbine MP-BP et  Turbine HP ) – Crédit Bruno Conty

Sous la partie basse-pression de la turbine, se trouve le condenseur, l’échangeur en lien avec la source froide.
Au contact de la paroi froide des tubes parcourus par l’eau de circulation, la vapeur se condense complètement et l’eau condensée s’accumule en partie basse du condenseur (dans le « puits ») où elle sera reprise par des pompes pour un nouveau cycle vers les générateurs de vapeur.

Toute cette organisation est visible sur l’une des maquettes, disponible au Centre d’Information du Public de la centrale (CIP).

Le circuit d’eau de circulation

C’est l’eau puisée dans la mer qui circule dans les tubes du condenseur. C’est un refroidissement ouvert avec un débit de 40m3/s prélevé (puis rejeté ensuite). En circuit semi-fermé, avec un aéroréfrigérant (dont je vous parlais en détails ICI), le débit prélevé serait de 2m3/s environ (cette valeur est variable car elle dépend de la qualité d’eau et des purges nécessaires).

L’eau est filtrée mais reste très corrosive à cause de la forte teneur en chlorures : cela impose un condenseur en titane (et non des tubes en alliage cuivreux tel que le laiton*, possédant de bonnes qualités thermiques mais très sensibles à la corrosion).
* c’est ce qu’on peut trouver sur des unités dont l’eau de refroidissement est de l’eau douce de rivière.

Bref l’eau de refroidissement se réchauffe, au contact de la vapeur qui se condense, d’une dizaine de degrés. Mais à la centrale de Gravelines, la chaleur est « valorisée » avant que l’eau puisse retourner en mer. Cette eau chaude est par exemple utilisée pour les besoins du terminal méthanier de Dunkerque et pour les bassins de la ferme piscicole de la ville de Gravelines.

La centrale nucléaire de Gravelines et la mer du Nord (Crédit Photo Jean-Louis Burnod)

Surveillance de l’environnement

Le CIP explique au public les analyses en continu réalisées pour suivre les émissions atmosphériques, et les rejets dans l’eau ainsi que la surveillance de l’environnement. Nous y reviendrons dans un autre billet.

Sources :

– « Climate Change and Nuclear Power », International Atomic Energy Agency, 2016
– « La chaudière des réacteurs sous pression »-  Collectif d’auteurs – EDP Sciences – Collection Génie Atomique. INSTN
– « Le nucléaire : Un choix raisonnable »-  Hervé Nifenecker- EDP Sciences
– « Physique, fonctionnement et sûreté des REP »-  Bruno Tarride – EDP Sciences – Collection Génie Atomique. INSTN
– « Pourquoi le nucléaire » – Bertrand Barré – DeBoeck Supérieur

Illustrations (Petit Alien): Stéphanie (son site Stef Comics)