Quel lien entre les Romains et l’exploitant d’une centrale au charbon ?

Encore un petit article inspiré par un des sujets sur lesquels j’ai travaillé, il y a quelques années, avec un petit saut dans l’histoire antique (non ce n’est pas incompatible). Vous allez vite comprendre.

Alors quand on évoque la civilisation Romaine, et notamment tout ce qu’elle nous a laissé, on ne peut manquer de souligner ces admirables constructions imposantes qui ont défié le temps, l’histoire et pour être plus terre à terre : les attaques chimiques (les pluies plus ou moins acides, les chlorures en bordure de mer ou même sous l’eau).
Alors visiblement, cela étonne encore la communauté scientifique… quel(s) secret(s) sur les techniques de construction n’a-t-on pas encore percé ? Que sait-on à l’heure actuelle ?
Pas mal d’informations ont été révélées par Vitruve, un architecte romain qui a publié un ouvrage, le Traité ‘De Architectura » notamment sur  le choix des matériaux. De nombreuses études archéologiques sont également venues enrichir l’état des connaissances. Mais la nature précise du liant, la façon dont il se transforme pendant la prise est encore l’objet d’investigations poussées. Découvrir le secret qui a permis d’atteindre cette longévité surtout dans un environnement parfois agressif est une noble quête… on pourrait sûrement s’en inspirer, si ce n’est déjà fait.

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Vestige d’un pont romain (Lunel). Source

Un des apports marquants du traité de Vitruve est qu’il s’est particulièrement intéressé au béton et au ciment qui est un des point clé de la longévité de beaucoup de bâtiments de l’époque romaine.
Avant d’entrer dans le vif du sujet, un petit rappel de vocabulaire dédié aux matériaux de construction me semble nécessaire : personnellement, j’ai longtemps confondu béton, mortier, ciment et clinker.

Ciment, mortier, béton, what else ?
Un petit tour vers les matériaux cimentaires. Le ciment est le liant, celui qui va faire prise avec une addition d’eau et agglomérer l’ensemble des autres constituants. 

Béton : On le définit comme un agglomérat artificiel de granulats (cailloux, graviers) et de sable, réunis entre eux au moyen par le liant (ciment en général). Bref en résumé, c’est une « pierre artificielle »
Les propriétés du béton vont être étroitement liées aux caractéristiques de chacun des constituants et plus particulièrement le liant (comment va-t-il faire prise ?). Les grains minéraux que sont les granulats vont jouer le rôle de squelette qui s’opposera à la propagation de fissures. Les paramètres de sa composition vont donc être variables selon l’utilisation du béton qui sera faite. On peut même y ajouter des matériaux métalliques pour accroître sa résistance.

 Mortier : Agglomérat artificiel de grains de sable réunis par un liant utilisé pour lier les pierres d’une construction ou faire des enduits.

Le béton sert à couler les fondations, les poteaux et linteaux tandis que le mortier sert à assembler les parpaings. En clair, le béton contient des graviers mais pas le mortier.

Pâte pure ou pâte de ciment : A la différence des mortiers et bétons, il s’agit d’un agglomérat constitué uniquement du liant et d’eau (absence de sable et de granulats). Cette pâte pure peut être utilisée pour les cas d’urgence, de façon provisoire, car une fois durcie, la pâte conduit à un matériau peu résistant dans le temps. La pâte pure est surtout utilisée pour caractériser le comportement d’un ciment.

Il reste un dernier terme utilisé dans le milieu : le coulis. Lorsqu’une pâte pure contient beaucoup d’eau, on parle de coulis ce qui permet de l’injecter très facilement dans des endroits difficiles (failles de roches, comblement de cavités, renforcement de galeries souterraines).

 La fabrication du ciment de Portland

Le ciment le plus classiquement rencontré est le ciment de Portland.
Les matières premières utilisées pour la fabrication du ciment est un mélange de 80 % de calcaire CaCO3 et 20 % d’argile. La première étape est le concassage des blocs de roches. Le calcaire et l’argile sont mélangés intimement et broyés à sec ou en voie humide.

Le mélange convenablement dosé et homogénéisé est cuit jusqu’à une température de l’ordre de 1450°C ou température de clinkérisation (température à laquelle la fusion partielle se produit ce qui assure la combinaison intégrale de la chaux (issue de la décarbonatation du calcaire) avec la silice, l’alumine et l’oxyde de fer.

 Le produit cuit s’appelle le clinker principalement formé des produits suivants :

– un aluminate tri-calcique ou célite (C3A dans la notation des cimentiers),
– un silicate tri-calcique ou alite (C3S dans la notation des cimentiers),
– un silicate bi-calcique ou bélite (noté C2S),
– un alumino-ferrite tétracalcique (noté C4AF)

Le clinker est ensuite broyé avec une petite quantité de gypse (CaSO4,2H2O), destiné à régulariser la prise du futur ciment (si elle se fait trop vite, des risques de fissuration sont accrus). Ce mélange clinker + gypse (sans réaction chimique) se fait dans d’énormes broyeurs à boulets amenant le produit à une très grande finesse : c’est le ciment.

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Procédé de fabrication du ciment.
En fin de procédé, l’ajout de laitier (un fondant)

Lors de la synthèse du ciment, la cristallisation des 4 principaux minéraux dont nous avons parlé C3S, C2S, C3A et C4AF est fonction de la composition et de la finesse du cru (c’est-à-dire des produits de départ), de la température de cuisson, du mode de refroidissement.

Les constituants sont hydrauliques c’est-à-dire qu’ils donnent (en présence d’eau), des hydrates qui précipitent et s’organisent en une structure mécaniquement résistante. Ça tombe plutôt bien comme propriété pour les matériaux de construction.

C’est quoi la prise d’un ciment ?

Les principaux hydrates du ciment formés sont :
* l’ettringite ou trisulfoaluminate de calcium issue de l’hydratation de C3A en présence de gypse.
Sa formule développée est : [Ca6Al2(OH)12] (SO4)3 26 H2O… Avec autant de molécules d’eau, on comprend bien l’histoire « du gonflement  » qui doit être contrôlé.
L’ettringite se présente sous forme d’aiguilles qui vont s’enchêtrer (parfait pour la résistance) : elle représente environ 10 % des hydrates

* des hydrosilicates de chaux appelés gel de C-S-H dans la terminologie des cimentiers. Ce sont les principaux hydrates formés (environ 70 % des hydrates) et sont responsables de la structuration de la pâte durcie. Ces hydrates se présentent sous la forme de feuillets minces qui s’enroulent sur eux-mêmes en formant des tubes creux.

de la Portlandite Ca(OH)2 qui cristallise en plaquettes hexagonales  (environ 20 % des hydrates)

La pâte de ciment se structure au cours de l’hydratation pour former une pierre artificielle. La pâte de ciment durcie est un corps poreux qui contient deux catégories de pores : les capillaires qui sont les « vestiges » des espaces entre grains de la pâte de ciment fraîche et les micropores qui constituent la porosité interne des hydrates. La microporosité provient surtout de l’hydrate principal des ciments (C-S-H) dont la particule élémentaire est lamellaire.

La prise et l’hydratation des ciments s’accompagnent d’un remplissage progressif des capillaires par les amas d’hydrates (C-S-H et Ca(OH)2 enchevêtrés) : la porosité capillaire diminue,  la microporosité augmente et le matériau devient de plus en plus dense et solide. Les résistances mécaniques des pâtes de ciment dépendent principalement de la porosité capillaire.

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Enchevêtrement d’hydrosilicates de chaux formant un gel

Dans un centrale thermique au charbon

Quel est le rapport avec le ciment ?
Comme son nom l’indique, une centrale thermique au charbon utilise comme source d’énergie primaire du charbon. Grosso modo, d’un point de vue chimie, le charbon est composé de nombreux atomes de carbone (heureusement, car c’est par la combustion du carbone qu’on récupère l’énergie chimique présente dans les liaisons) avec quelques autres atomes d’hydrogène, d’oxygène, d’azote et de soufre (ces deux derniers éléments, mais pas que ceux-là, vont générer les fameuses émissions de NOx et SO2 (oxydes d’azote et de soufre) (Rassurez-vous l’exploitant se doit de traiter et piéger avant leur relargage dans l’atmosphère, réglementation oblige voir ICI)

A côté de cela, un grain de charbon contient également une petite part de minéraux. Il y a un peu de minéraux inclus dans le squelette carboné mais il s’agit essentiellement de matière minérale étrangère à la matrice organique du charbon (ces derniers correspondent aux particules en suspension dans l’air ou dans l’eau qui se sont déposées sur les végétaux à l’origine de la formation du charbon)

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Les minéraux prisonniers ou juxtaposés à la matrice « organique ».
Source FRIF

 La plupart des chaudières à charbon pulvérisé fonctionne à une température moyenne du foyer comprise en 1100 et 1400 °C. Cette température élevée implique que la plupart des minéraux fondent s’agglomèrent, réagissent chimiquement entre eux et se refroidissent lors de leur parcours dans la chaudière pour donner des cendres « volantes » véhiculées par les fumées de combustion. 70 à 90 % des cendres sont sous forme de cendres volantes sphériques, très fines et principalement constituées de particules vitrifiées (elles n’ont pas eu le temps de se recristalliser) et sont retenues en grande partie au niveau d’un dépoussiéreur (non, tout cela n’est pas envoyé dans l’air extérieur, quoi qu’en disent les média)

Vous voulez voir à quoi ressemble ces cendres volantes vues de très près ?
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Et oui, de jolies sphères creuses…ici on peut voir un grain de carbone imbrûlé au milieu (la forme géométrique)
Que retrouve-t-on dans ces cendres volantes ? Voici la photo précédente, exploitée avec une microsonde d’analyse par fluorescence X (une magnifique technique) permettant de voir quels sont les atomes présents et où ils se trouvent sur la photo donc dans notre échantillon.

Image114On retiendra qu’on a beaucoup d’aluminium – silicium dans ces petites sphères, éléments associés à l’oxygène. Il s’agit de classiques alumino-silicates.. D’ailleurs ces cendres portent le nom de cendres silico-alumineuses associé à un autre élément chimique, Calcium ou Fer (il y en a d’autres types, issues d’un autre procédé de combustion).
C’est lors du refroidissement des minéraux fondus (du moins en partie) que des composés définis (alumino-silicates de fer ou de calcium) apparaissent sous forme de sphères.

Bref, les cendres volantes possèdent TOUS les ingrédients chimiques pour fabriquer du ciment… voire pour le remplacer lors de la fabrication du béton. Important car la fabrication du ciment est dévoreuse d’énergie et de matières premières.
Outre ces caractéristiques chimiques, les autres propriétés des cendres sont également très intéressantes :
la forme sphérique  des grains  et leur surface plane qui impliquent un effet type roulement à billes : ceci améliore l’ouvrabilité du béton avant sa prise, tout en demandant moins d’eau,
– une distribution granulométrique comportant une fraction de très fines particules : les grains de cendres de petite taille vont avoir un effet de remplissage entre les grains plus gros d’autres matériaux (ex : ciment ou sable) ; de plus, les cendres modifient la structure des hydrates formés lors de la prise et réduisent la taille des pores capillaires donc la perméabilité du béton ce qui améliore sa durabilité.
Pourquoi ? Que se passe-t-il lors de la prise ?

Même si tous les mécanismes ne sont pas encore totalement connus de façon précise, il est généralement accepté le fait qu’il se produit une réaction pouzzolanique* au niveau des cendres : le Ca(OH)2 produit durant l’hydratation du ciment réagit avec les phases silicates et aluminates des cendres pour produire des silicates de calcium hydratés (C-S-H) et des aluminates hydratés.
La réactivité des cendres volantes vient renforcer les effets de l’hydratation du clinker et conduit à long terme à une porosité du même ordre de grandeur et à une réduction de la taille des plus gros pores : ceci va dans le sens d’une amélioration de la durabilité.

* Une réaction pouzzolanique (qui vient du mot « pouzzolanes », roches naturelles d’origine volcaniques trouvées dans la vallée de Pouzzoles, près de Naples) est une réaction qui permet à certains composés non hydrauliques (donc pas de prise) de réagir avec de la chaux (Ca(OH)2) pour donner des composés possédant des propriétés hydrauliques.

Tout bénéfice alors ?
Effectivement du côté du producteur électrique d’une centrale à charbon, c’est vraiment LA solution pour valoriser les cendres, dont il ne saurait que faire mis à part les déposer quelque part. Certaines centrales valorisent la totalité de leurs cendres. D’autres, plus rares, doivent trouver des débouchés différents, lorsque les caractéristiques des cendres ne conviennent pas (certains procédés de combustion sont « moins favorables  » à la production de cendres directement valorisables)

Du côté des utilisateurs, il semble que la fraction de cendres ajoutée, rallonge le temps de prise du béton (mais les valeurs  restent dans les limites données dans les normes), ce qui peut parfois poser des problèmes pour certaines utilisations particulières.

Le ciment des Romains
Il semble bien que les Romains avaient bel et bien découvert tous les avantages de l’utilisation de cendres… Evidemment, elles ne venaient pas de la combustion du charbon, mais de la lave de volcan. Elles n’étaient pas sphériques mais c’est bien là, la seule différence. Au niveau des constituants chimiques, elles étaient identiques (des pouzzolanes) et au niveau de la durabilité, elles apportaient un sacré « plus » qu’on n’a plus à prouver.
Pourquoi ?

Des travaux de recherches menés par Marie Jackson (université de Californie, Berkeley) ont révélé, que la réaction entre les cendres volcaniques et l’eau de mer était au cœur du sujet. Le produit de cette réaction n’est pas comme dans le ciment classique un C-S-H (silicate de calcium hydraté) mais un composé incorporant plus d’aluminium : un alumino-silicate de calcium hydraté (noté C-A-S-H). De plus, des analyses en diffraction des rayons X ont révélé qu’un autre cristal issu de la prise était assez original dans le béton (la tobermorite à base d’aluminium), un cristal dont l’organisation moléculaire est optimale et de grande stabilité, rendant le matériau très résistant.

En conclusion, l’utilisation de cendres volantes comme substitut d’une partie du ciment de Portland dans le béton est déjà une pratique courante. Utiliser davantage les ressources du type « cendres volcaniques naturelles » à l’image des pratiques de la Rome antique, serait un bon moyen de pallier le déficit en cendres volantes issues de l’industrie… un bon moyen de fabriquer davantage de « ciment vert« .

Références
M. Jackson et al., « Material and Elastic Properties of Al-Tobermorite in Ancient Roman Seawater Concrete », Journal of the American Ceramic Society , Vol 96 (8), pp 2598–2606, 2013

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